JonOne
A vos débuts, à New York, le « freestyle » caractérisait votre style, en accord avec les rames de métros qui passaient à toute vitesse, ornées d’innombrables couleurs. Comment avez-vous commencé dans cette veine ? Vous aviez des images en tête ou vous vous êtes lancé spontanément ?
J’avais vu des artistes, mais pas des classiques, comme Henri Matisse, Claude Monet ou d’autres que l’on découvre dans les écoles. J’étais plutôt marqué par des représentations observées dans la rue ou le métro. A l’époque, tout se passait dans le métro. Comme je vivais dans un quartier de New York avec les rebelles, cela m’a attiré. J’étais très jeune et mes objectifs n’étaient pas d’avoir une maison ou une voiture… Ces gens qui peignaient détenaient, pour moi, la vraie liberté. Alors j’ai commencé à peindre, enfin non car je ne savais pas… mais à taguer mon nom dans l’immeuble chez ma mère. J’avais même démarré dans mes cahiers d’écoliers. Je taguais mon nom ou celui des autres, tandis que l’un de mes amis descendait déjà dans le métro ou dans les grands entrepôts pour taguer. Un jour, je l’ai suivi, j’avais un petit marqueur, et j’ai commencé. Au tout début, j’étais très amoureux d’une fille qui s’appelait Rosanna et j’écrivais « Jon loves Rosanna », avec un cœur, pour l’attirer. Quand elle m’a quitté, ça m’a brisé le cœur, donc j’ai écrit « Jon ». Mais ça n’était pas assez, et comme je tombais dans la solitude et la déprime, avec mes marqueurs comme seuls sauveurs, ça a donné « JonOne ». Ainsi, j’ai commencé à participer à cette accumulation de tags. Il y en avait tellement à New York à cette époque…
Certains de ces taggers sont-ils devenus célèbres ?
Oui, cette génération de la première époque comportaient des noms comme Crash, Daze, ou Futura. Ils ne se prenaient pas pour des stars. L’énergie était plus forte qu’une volonté individuelle. Quelque chose se passait, avec la naissance du Hip Hop ou de la break dance. Une minorité de gens, allant dans cette direction, se rejoignaient dans les mêmes expositions. Cette énergie m’a porté, dès la fin de 1979.
Après avoir tagué votre nom, qu’avez-vous fait ?
Comme une tache, mon nom était partout… dans le métro, dans mon immeuble, dans les cinémas, dans mon école… partout où je passais, je laissais une trace… Ensuite, j’ai voulu aller plus loin et expérimenter les couleurs. Mais comme j’étais nul avec ce qui était figuratif ou représentation de manière classique, j’ai commencé à faire des taches très colorées. J’étais fort avec les couleurs et je savais comment les mélanger. Si aujourd’hui, dans mes toiles, on voit une explosion et une excessivité, je faisais la même chose dans la rue. J’employais beaucoup d’orange et de rouge, symbolisant l’énergie que je ressentais. L’énergie frisait partout. On pouvait aller dans un vernissage et tomber sur Andy Warhol. Cet imprévu était magique ! C’était le désordre, mais relativement organisé. Commencer à peindre m’a permis de rencontrer des artistes et circuler dans toute la ville afin d’aller de mon quartier situé Uptown à Downtown. Ce qui m’intéressait chez les artistes est qu’ils avaient un discours différent. Plus personnel et plus raffiné que ceux qui ne faisaient que des tags et assénaient : « Je voudrais déchirer ! » J’ai aussi rencontré des artistes qui nourrissaient un engagement pictural et je me suis rapproché d’eux pour progresser dans cette direction.
Mais votre travail demeurait abstrait. C’est donc par les couleurs que ce langage passait ?
Oui, j’étais connu pour cela. Mais au début, les gens n’aimaient pas mon style. J’étais toujours critiqué, car je ne représentais pas les clichés du Hip Hop. Même dans mon entourage, les graffitis devaient rester dans un certain contexte. Il fallait procéder de cette manière : composer son nom, en 3D, avec un paysage ou un homme et une femme qui s’embrassent, agrémentés du soleil et des nuages… et moi, je faisais des taches ! On me disait : « C’est n’importe quoi. Tu devrais mettre une bouche et deux yeux au milieu !... ». Ils avaient envie de comprendre tout de suite, alors que je tentais de ressentir et témoigner de ce chaos qui m’entourait. J’étais formé à réfléchir dans le système américain, dans lequel il faut aller vendre des œuvres et avoir un diplôme… mais ça n’était pas moi. Quand je me suis retrouvé avec cette culture hip hop, je pensais jouir de cette liberté, mais j’ai été déçu et j’ai trouvé les gens aussi coincés que les autres. J’ai continué mes gribouillages et, petit à petit, ils ont commencé à comprendre et à se poser des questions.
Ensuite, en ayant plus de connaissance en histoire de l’art, vous vous êtes senti proche d’artistes comme Jackson Pollock ou d’autres peintres de l’abstraction américaine ?
C’était assez lointain, quand même. Il y avait deux mondes différents et, même dans celui de l’art, une barrière raciste subsistait. Ce milieu était très blanc et n’accueillait pas beaucoup les noirs ou les hispaniques, donc il ne m’était pas très ouvert. Je m’en inspirais comme d’un visuel, mais de loin et je continuais à développer mon propre langage.
Pourtant, c’est à cette époque que Jean-Michel Basquiat exposait dans ses galeries… Cela dénotait un changement, non ?
Un petit, mais le milieu n’était pas très ouvert. C’est aussi peut-être pour cela que Basquiat, même à la fin, mettait en avant sa négritude car il était confronté à cette réalité. C’est comme ça que je le voyais. En arrivant à Paris en 1987, j’ai trouvé que les choses étaient différentes.
Pourquoi avoir fait ce choix de venir à Paris ?
Je ne recherchais rien au départ. Mais j’ai vu que les gens peignaient dans la rue et qu’il y avait de bons artistes, sans cette agressivité que je ressentais à New York, nourrie de tensions, de bagarres et de flingues… C’était plus cool. Même s’il y avait des histoires, il y avait une passion, non pour les drames, mais pour la peinture. La musique aussi était très underground. Quand je suis arrivé à Paris, je résidais à côté de Radio Nova. J’observais une grande mixité culturelle dont je n’avais pas l’habitude à New York où je vivais entre les noirs et les hispaniques, sans croiser beaucoup de blancs. Je m’amusais bien, on faisait plein de fêtes…
Cela a-t-il eu une influence sur votre style?
J’ai toujours continué dans ma ligne, mais la différence est, qu’ici, j’ai commencé à avoir des ateliers pour travailler et des mécènes ont eu la patience de me soutenir.
Vous avez alors commencé à peindre des toiles ?
A l’époque, la scène se développait plutôt sur le mural, que ça soit à Stalingrad ou dans les banlieues du 93. Mais comme je venais de New York, j’avais une petite avance et savais que ça pouvait se réaliser sur toiles. Les autres artistes à Paris pensaient qu’en faisant des expositions, on perdait de son authenticité et qu’il fallait demeurer dans la rue. Je me faisais critiquer. Eux ne voulaient pas voir les galeriste ou les bourgeois, alors que c’était nécessaire à mes yeux car je souhaitais avoir un type différent d’échanges. En peignant dans la rue ou dans le métro, il est facile d’instaurer une gratitude, car souvent les gens adorent. Notamment ceux qui ne vont pas dans les musées mais sont sensibles à la peinture. C’est très bien, mais je voulais que mon public participe différemment. Je souhaitais avoir des opportunités et progresser afin d’être un jour à coté de Mark Rothko, Willem De Kooning ou Robert Motherwell… tous les maîtres que j’avais en tête. C’était aussi mon but. Je ne voulais pas non plus réaliser des pièces trop éphémères comme des pochoirs qui partent trop vite, mais que les gens puissent regarder mes œuvres dans 200 ans. C’est lié à l’angoisse que j’ai face à la mort. Je triche avec elle, en laissant une trace. Peut-être que si je réalise avant de mourir 30 000 toiles, je tricherais davantage encore…
Vous souvenez-vous de votre première toile ?
Oui, car elle est chez ma mère. Je l’ai réalisée à New York, où j’avais commencé à faire des toiles en étant inspiré par Keith Haring. Je connaissais son magasin de fourniture et j’y avais acheté des bâches et des anneaux, comme lui. Même à l’époque, je divisais mon argent en trois parties : 35 % de ce que je gagnais était pour vivre, 30 % pour mes économies et 35 % pour mon matériel. Donc j’avais toujours un budget pour peindre.
Aujourd’hui, comment peignez-vous ? C’est rapide et spontané, ou réalisez-vous des dessins préparatoires ?
Pour moi, tout est préparatoire dans le sens où je pense que je travaille comme un volcan en éruption. Notamment, pour arriver à faire des noirs et blancs ou des gris, je réalise beaucoup de dessins, car ces tons me posent problèmes. Il est en effet possible de tricher avec les couleurs. Le orange, le rouge ou les tons flash… les gens les adorent. Mais le noir et blanc, c’est direct, sans tromperie possible.
Accordez-vous beaucoup d’importance à la composition ?
Oui, car mon œuvre est globale. C’est une totalité. Chaque toile représente une pièce d’un gigantesque puzzle que je construis dans ma tête. Chaque œuvre n’est qu’un petit morceau.
Vos toiles vous racontent-elles ?
Oui, car ma vie est très rapide et intense et j’espère faire sentir cette énergie aux travers de mes œuvres. Elles me représentent mais dans une dynamique différente que lorsqu’elles étaient liées au contexte de la rue. Le public a changé aussi. Dans mes premières expositions, il y avait 95 % de canailles et 5 % de collectionneurs. Aujourd’hui, c’est le contraire. La manière dont je présente mon travail a évolué, mais je ne peux nier mes racines ou mon école. Pourtant, je ne me vois pas comme un street artiste, car je n’ai pas cette nécessité à sortir pour faire des choses. Je ne me sens pas engagé. Je suis quelqu’un qui convertit le négatif en positif et mon travail se fait aujourd’hui à l’atelier.
Quel artiste aimez-vous ?
Récemment, j’ai rêvé de Pablo Picasso. J’étais chez lui et il me donnait des conseils… C’est amusant car les gens m’en donnent toujours et celui qui revient souvent est : « Tu dois limiter ta production ». J’entends cela depuis longtemps, mais je suis joueur et je parie qu’en réalisant beaucoup, je vais gagner à la fin… Picasso était le contre-exemple de l’artiste qui produit peu. Je pense qu’il réalisait 3000 toiles par an… Personne ne lui a dit : « Tu produis trop ! Tu devrais réduire ! »… Et bien, c’est aussi ma façon de travailler. Sinon, j’aime bien Xavier Veilhan. Ses sculptures me font réfléchir. Ou encore Cy Twombly et les peintres de l’abstraction américaine. Cela peut-être aussi Tom Sachs, ou Larry Clark. Mes goûts sont assez diversifiés.
Vos dernières toiles, présentées pour cette exposition, dénotent encore davantage qu’auparavant un certain hommage à Jackson Pollock…
Il a en effet toujours été présent dans mon travail, même si on le voyait moins dans les années durant lesquelles mon nom était encore inscrit sur la toile. Depuis, j’ai transformé cette écriture uniquement en énergie. Comme Pollock, je veux entrer dans la toile et y mettre toute mon énergie, afin de ne plus avoir de distance entre moi et l’œuvre.
Les toiles sont-elles travaillées au sol ou sur le mur ?
Les deux. Je travaille un peu comme Willem De Kooning ou Yan Pei-Ming, c’est-à-dire au mur et au sol. Les toiles sont réalisées les unes après les autres, comme un livre nourri de différents chapitres. Dans cette nouvelle série, j’ai beaucoup insisté sur le fait de retrouver la couleur blanche, présente dans chaque œuvre. J’ai toujours rempli la toile avec de nombreuses couleurs, mais ici mon challenge était d’utiliser le blanc comme une couleur.
Dans ce type de travail, comment estime-t-on qu’une toile est achevée ?
C’est le plus difficile pour moi. Parfois, je ne sais plus m’arrêter ou je rate l’œuvre en rajoutant trop de couleur. Mais à un moment, je ressens une satisfaction qui me donne envie d’aller vers une autre toile. Si l’on prend l’exemple d’Henri Matisse, il n’y avait rien de spontané dans l’exécution de ses œuvres. Il avait une idée très précise en tête et savait ce qu’il recherchait. La procédure est la même dans mon travail. S’il semble spontané, il est en réalité le résultat d’une idée très structurée.
Mais quelles idées vous nourrissent justement ?
Ce sont, davantage que des idées intellectuelles, des recherches de certaines sensations. Par exemple, celles que j’ai ressenties quand j’ai peint mes premiers trains à New York. C’était une réussite, un accomplissement profond que j’essaye de retrouver à chaque fois. C’est comme une éjaculation. Ce sont au final des idées plutôt abstraites, animales et instinctives.
Marie Maertens
Le 16 mars 2012